Connexion hors protocole

Publié le par JACOTTE

Eléments imposés : un bruit qui revient sans arrêt, un mauvais numéro, un secret de nuit et "ils font les mêmes pour les hommes ?", à faire tenir dans 5 à 6000 signes, entre 19 heures et 7 heures du matin.
C'était la nuit des Insomniaques, de vendredi à samedi dernier, chez Clairon, avec Patoche et Agnès. Il y avait du saucisson, du Corbières, des légumes avec des petits pots de sauce, des biscuits, du chocolat, du café, et nous dans la nuit de Vouise.
C'était bon.
Moi, j'ai écrit ça :


« Identifiant ou mot de passe incorrect. Veuillez ressaisir votre identifiant et/ou votre mot de passe. »
Cécile perdait patience. Trois fois de suite, elle avait tapé son identifiant en épelant les lettres à voix haute, M-O-N-T-A-L-E-G-R-I-A, puis son numéro de sécurité sociale, qui lui servait de mot de passe. Il ne pouvait pas être mauvais. Elle avait pourtant demandé l’envoi par e-mail de ses données de connexion et les avait copiées-collées telles quelles dans les champs. Elle avait même redémarré l’ordinateur. Peine perdue. Impossible de se connecter.
Elle repoussa rageusement la tablette du clavier et chercha ses cigarettes. Elle en alluma une et descendit la fumer dehors, sur le banc devant la maison. Elle avait gardé cette habitude après le départ de Benoît, qui ne supportait pas l’odeur de tabac froid. La nuit était tombée, mais il faisait bon en ce début d’octobre. Elle pensait à Born2ride, qui devait l’attendre devant son écran. Un homme patient. En deux mois de correspondance quasi quotidienne, il lui avait posé beaucoup de questions sur son travail, ses loisirs, ses goûts vestimentaires et culinaires, sur ce qu’elle attendait d’un homme. Ils avaient eu quelques conversations assez érotiques, qui rendaient Cécile impatiente de la première rencontre. Mais Born2ride ne l’avait pas encore proposée. Elle préférait lui en laisser l’initiative.
Elle entendit la moto,  comme tous les soirs vers vingt et une heures. Cécile pensa que sa voisine avait plus de chance qu’elle. Pas de problèmes de connexion avec son motard, en tout cas. La moto ralentit avant le virage du bout de la rue, puis accéléra à fond pour piler devant la maison mitoyenne et s’engager dans l’allée. Cécile croisa le regard du pilote, seul élément humain de cet être de cuir et de chromes. Puis la moto disparut sous le porche et le moteur se tut. Cécile réalisa qu’elle entendait toujours la moto arriver, mais jamais repartir. L’amoureux devait travailler loin et partir très tôt. Ou rentrer dormir chez lui. Des pas sur les pavés, un bruit de bottes qui se rapprochait au lieu de s’éloigner. Le motard était là, devant elle, son casque sous le bras, le bandana rouge encore sur le menton. Mais c’était une motarde.
-    Bonsoir, dit-elle.
-    Bonsoir, répondit Cécile un peu brusquement.
-    Je m’appelle Frankie. Je vous offre un café ?
-    Euh, je sais pas…
-    On est voisines et on ne se voit jamais, c’est dommage, non ? Allez, café, pas d’histoires.
Frankie avait jeté son blouson sur un vieux canapé défoncé. Pendant qu’elle préparait le café, en bottes et pantalon de cuir, Cécile s’était assise devant la grande table encombrée de vaisselle sale, de journaux et d’ordinateurs. Il y en avait au moins trois, reliés par des paquets de fils à d’autres appareils dont Cécile ignorait le nom.
Frankie apporta deux tasses dépareillées, le pot de café et un cendrier. Elle remplit les tasses en silence et s’assit à califourchon sur une chaise à l’envers. Son épaule gauche était tatouée d’une louve aux crocs agressifs. Elle alluma une Lucky Strike et tendit le paquet à Cécile.
-    Vous avez dîné ?
-    Oui, mentit Cécile.
Tellement énervée par ses soucis de connexion, elle avait fini un reste de pizza tout sec et commencé un yaourt qu’elle ne se souvenait pas avoir fini.
-    Pizza-yaourt ?
Cécile rougit.
-    Oui, pizza-yaourt. Et vous ?
-    Je ne dîne jamais.
-    Tiens…
-    Ça vous rappelle quelqu’un ?
-    Oui.
-    Un ami ?
-    En quelque sorte, oui.
Born2ride était-il un ami ? Sans doute.
-    Je suis indiscrète ?
Cécile sourit, baissa les yeux. Elle aimait bien la voix de sa voisine, rauque, traînante. Elle aimait aussi ses questions directes et la chaleur dont elle les enveloppait.
-    Oui. Mais ça ne me gêne pas.
-    Vous aimez les questions directes.
-    Oui. J’aime bien votre café, aussi. Brésil ?
-    Monte Alegre.
Cécile se sentit pâlir. Frankie la regardait droit dans les yeux.
-    C’est mon café préféré.
-    Oui. Je sais.
-    Comment… vous savez ? Mais… vous n’avez qu’un moyen de le savoir…
Cécile balayait la pièce des yeux. Tous ces ordinateurs, ces fils, ces modems, ces témoins lumineux…
-    Je suis informaticienne. Je travaille chez SLX à Vienne.
-    Et vous…
-    Je peux accéder à n’importe quel ordinateur personnel. Le vôtre est très mal protégé. En une nuit j’ai trouvé vos codes de connexion à rendez-vous.com. Le reste, c’est vous qui me l’avez dit.
Cécile se sentait mal. Elle se leva, se dirigea vers la porte, sortit dans la nuit. Frankie n’avait pas bougé. Cécile expira profondément, ce qui n’empêcha pas les larmes de lui monter aux yeux. Elle fit mécaniquement les vingt mètres qui la séparaient de sa porte d’entrée, monta au premier. Elle s’arrêta au seuil de sa chambre. Sur son écran, le rectangle familier orange et vert clignotait. « Vous avez un nouveau message. »
Frankie pouvait donc aussi activer la connexion depuis ses propres machines. Cécile s’assit devant la machine, cliqua sur le rectangle, puis sur l’avatar de Born2ride.
« Hi, Monta. Bonne soirée ? »
Cécile tapa : « Je ne sais pas. »
Quelques minutes s’écoulèrent avant que la réponse ne s’affiche :
« Une surprise ? »
« Pour le moins »
« Bonne ? »
« Peut-être »
Nouveau silence à l’écran, puis :
« Monta, j’aimerais bien vous rencontrer, maintenant. Vraiment. »
Cette fois, c’est Cécile qui prit son temps pour répondre :
« Tout à l’heure, chez ma voisine, j’ai vu une louve tatouée. Vous croyez qu’ils font les mêmes pour les hommes ? »
« C’était probablement un loupanthère. C’est un animal mythique. Virtuel. Hermaphrodite. »
« Mâle et femelle à la fois ? »
« Mâle ou femelle, c’est une question de regard. »
« D’accord. Demain, c’est moi qui offre le café. »


Publié dans HISTOIRES

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R
j'adore, j'adore, j'adore
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S
Je l'ai relue tellement je l'ai aiméeIl faut CONTINUER, il faut en faire d'autresSi tu veux, je te fais une liste de tous les animaux virtuels et/ou chimériques qui existent et tu nous fais un recueil de nouvelles Gros bizouxMF
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J
Ah ben alors ça, c'est du compliment !Continue, j'adore.
S
Super, j'ai adôôôôréJe ne t'imaginais pas en train d'écrire  aussi "sulfureux"Non vraiment j'ai adôré BizxouMF
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C
Ta publication ici m'a donné l'idée d'en faire autant chez moi. Et du coup je t'ai relue, ça tourne bien, comme un moteur de Harley. La petite motarde est culottée, un peu violeuse d'intimité quand même. Mais elle a bien fait, finalement. <br /> Nous aussi.
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J
Mmmm, ça me plaît de tourner comme un moteur de Harley !Grand merci pour ce joli compliment et pour tout ce que tu as mis dans ce moteur, Clairon.Je vais aller relire ton Toc-toc.